Je suis née dans ton regard.
J’ai grandi loin de lui. Il me fallait chercher, soulever un tout petit peu le voile de mon ignorance, dans la biologie, pourquoi pas ?
Installée dans mon laboratoire, quatrième étage au-dessus du parking à vélos et à côté de l’ascenseur, je pense à toi, à ton cancer et à mes souris « génétiquement modifiées » comme on dit, qui pourraient donner des éléments de vérité sur ce crabe qui vient te dévorer, et qui en dévorera d’autres avant que nous ayons compris comment il vient nous faire la guerre.
Ton regard me porte.
Sur ce vélo qui m’emmène, je l’ai pris avec moi pour savoir conduire à ta façon, avec assurance et détermination. Puis je l’abandonne pour emprunter mes chemins de traverse tortueux, ceux que j’affectionne. Ma vélo-motion, je l’aime furtive dans le flot des voitures, dans la danse de la piste cyclable qui me fait osciller sur le bitume au gré des lignes et des pointillés blancs entre le trottoir et les voitures de livraison.
Ton regard me parle.
Et j’entends le silence, qui me vient de la campagne lorraine où tu es né, de cette lignée familiale de taiseux, qui se transmettent de génération en génération une parole muette. Omniprésence de la nature, des arbres, du ciel et de la terre. Une transmission épigénétique ? Quels gènes la portent ? J’aimerais les voir, ces traces sur mon ADN, qui sont un peu de mon identité.
Ton regard m’effleure.
Et je frémis.
Je m’abandonne cette nuit dans les bras de l’homme que j’aime, et me laisse porter par la vague qui va m’emmener.
Ton regard me transporte.
J’ai dix bras, dix jambes. Le temps n’a plus de limites, pas plus que mon énergie qui abattrait des montagnes. Qui abattra des montagnes.
Ton regard me transperce.
Et je vacille.
Aujourd’hui, je traverse Paris habitée par ton regard, au petit matin, incapable de dérouler les quais, enfoncée dans ma tête. Je regrette soudain de n’être pas assez femme, pas assez mère, juste pas assez. Et d’être trop, trop masculine, trop ambitieuse, trop débordante de vie et d’envies.
Comment contenir tous ces contraires dans un même corps ?
Ton regard se meurt.
Et je m’emplis du vide.
Je suis sans voix et sans toi, enfermé dans tes souffrances.
Aujourd’hui, la mort rode aussi au labo. Nos souris ont développé des tumeurs, tout juste détectées par échographie, à cause de ce gène que nous avons disséqué et cassé : nous voulons comprendre comment il a pu contribuer au développement du cancer du foie.
Aujourd’hui je tuerai ces souris. Tuer pour comprendre, et peut-être un jour soigner, t’en rends-tu compte ? J’y suis prête, j’y suis préparée, je veux que ces sacrifices servent à quelque chose. Ces viscères, leur odeur, leur chaleur : il faut écarter délicatement l’intestin, organe de mort, pour avoir accès au foie, organe de vie et d’énergie, ne dit-on pas « liver » en anglais ? Mais un foie subverti par le cancer qui a gangréné son énergie vitale. Comment fait le cancer pour gagner la bataille ?
Ton regard m’étreint.
Douceur extrême de tes yeux verts d’eau dans la pâle blancheur d’un lit d’hôpital.
Profondeur vertigineuse de ton regard orbitaire, enfoui dans ton visage émacié.
Je perds pied dans l’émotion qui m’envahit.
Mon regard enfin te rencontre. J’accepte de toi ce qui me manque, ce qui me complète, ce qui me change.
Et finalement, au moment où tout devient évanescent, à l’instant précis où j’oublie même où je vais et qui je suis,
C’est alors que dans ton regard, je me vois.